IV
QUI N’EST PAS AVEC MOI EST CONTRE MOI

Par un beau jour de juin, aux premières lueurs, Bolitho remit sa marque à bord de l’Hypérion et prépara son escadre à quitter le Rocher.

Pendant la rapide traversée de La Luciole jusqu’à Gibraltar, Bolitho et Keen n’avaient pas manqué de sujets de conversation. Si Keen avait été surpris de se retrouver capitaine de pavillon au sein d’une escadre dont il ignorait tout, il n’en avait presque rien montré. Pour Bolitho, c’était un ami qui revenait ; il retrouvait pour ainsi dire sa part perdue…

Cédant aux instances du commodore, il était allé rendre visite à Haven là où on l’avait mis en résidence à terre. Il s’attendait à le trouver en état de choc, ou du moins à le voir esquisser un début de défense après avoir, de sang-froid, tiré sur Parris.

Bolitho tenait de la bouche d’un médecin de la garnison que Haven ou bien ne se souvenait de rien, ou bien se moquait de ce qui s’était passé.

Celui-ci s’était levé lorsque son visiteur était entré dans la petite pièce et lui avait dit : « Le bâtiment est paré, sir Richard. J’ai pris toutes les mesures nécessaires afin que, vieux ou pas, l’Hypérion soit en mesure de faire donner son artillerie contre n’importe quel français si les circonstances l’exigent !

— Vous êtes relevé de votre commandement, avait répondu Bolitho. Je vous renvoie en Angleterre.

— Renvoyé ? avait répondu Haven en le regardant fixement. Ma promotion est arrivée ? »

A son retour à bord, on lui avait remis une lettre adressée à Haven et que venait tout juste d’apporter une goélette courrier en provenance de Spithead. Compte tenu des circonstances, Bolitho décida de l’ouvrir. Il pourrait au moins épargner à quelqu’un, en Angleterre, d’apprendre la triste vérité, jusqu’au jour où les faits seraient rendus publics devant la cour martiale, échéance qui paraissait inéluctable.

Par la suite, Bolitho devait se demander s’il aurait vraiment dû : la lettre, émanant de sa femme, expliquait à Haven, sans fioriture inutile, qu’elle avait décidé de le quitter pour aller vivre avec le riche propriétaire d’un moulin qui confectionnait des uniformes pour l’armée et qui saurait prendre soin d’elle et de son enfant.

Le propriétaire en question était apparemment le père de l’enfant, et cela mettait définitivement Parris hors de cause. Lorsque Haven retrouverait enfin la raison, s’il la retrouvait un jour, ce serait là la plus grosse croix à porter.

Le second devait être né chanceux, songeait Bolitho. Dans l’espace réduit de la chambre, la balle de pistolet était partie trop haut et s’était fichée dans une épaule en éraflant l’os. Il avait dû souffrir terriblement lorsque Minchin avait sondé la blessure pour extraire le projectile. Mais, à coup sûr, le coup visait le cœur.

« Souhaitez-vous le garder à bord ? avait demandé Keen à Bolitho. Il faudra des semaines pour résorber la plaie et j’ai bien peur qu’il n’ait été soigné de façon sommaire. » Il se rappelait sans doute l’écli qu’il avait reçu dans l’aine. Plutôt que de le laisser subir mille morts entre les mains d’un chirurgien ivre, c’était Allday qui s’était colleté avec le morceau de bois acéré.

« C’est un officier expérimenté. J’ai bon espoir de le voir promu. Dieu sait combien nous manquons de jeunes officiers capables de faire des commandants.

— Voilà, avait acquiescé Keen, qui va sûrement donner du cœur à l’ouvrage aux autres officiers ! »

On le voit, les sentiments étaient contradictoires quand l’escadre appareilla, mettant le cap à l’est, vers cette Méditerranée qui avait vu se dérouler tant de batailles et où Bolitho avait manqué périr.

L’Hypérion ouvrait la marche, portant la marque de Bolitho en tête de mât de misaine. Les autres troisième rang suivaient dans les eaux en gîtant fortement par une bonne brise de noroît. Leur appareillage avait sans doute été aussi spectaculaire que leur arrivée. Bolitho resta à contempler la silhouette légendaire du Rocher jusqu’à ce qu’elle se perdît dans la brume. Un curieux panache de vapeur s’élevait dans un ciel clair. Ce phénomène permanent était dû au vent qui refroidissait les rochers surchauffés, si bien que, à une certaine distance, on avait l’impression d’assister à l’éruption d’un volcan.

Pour la plupart d’entre eux, les hommes de l’Hypérion s’étaient habitués les uns aux autres, depuis le temps que le vaisseau avait été réarmé. Keen était presque le seul étranger du groupe.

Tandis que les jours succédaient aux jours et que tous les bâtiments entraînaient leurs hommes à la manœuvre ou au tir, Bolitho remerciait le sort de lui avoir rendu Keen.

Ce dernier, contrairement à Haven, connaissait son Bolitho. Il avait servi sous ses ordres comme aspirant puis comme enseigne avant d’être finalement son capitaine de pavillon. L’équipage semblait percevoir les liens qui existaient entre leur commandant et l’amiral. Les plus vieux d’entre eux auraient bientôt remarqué – et apprécié – que, lorsque Keen ignorait tel ou tel détail relatif à son bâtiment, il n’avait pas le réflexe orgueilleux de refuser de s’informer. Bolitho avait oublié que sur ce point il avait peut-être été le maître et Keen l’élève.

Les adieux à La Luciole avaient été tristes, mais elle avait dû repartir aussitôt pour porter des dépêches aux amiraux et commandants qui attendaient anxieusement des nouvelles des Français. Dans la montagne de lettres qu’elle emportait, il y en avait sans doute quelques-unes qui ressemblaient à celle que Haven n’avait pas encore lue. La guerre, songeait Bolitho, est aussi cruelle à terre qu’en haute mer.

Il pensait souvent à Catherine, à leurs adieux. Ils avaient partagé à égalité un amour passionné ; elle avait insisté pour l’accompagner jusqu’à Portsmouth, où il devait embarquer à bord de la petite Luciole. Keen avait déjà fait ses adieux de son côté, avant de prendre passage avec Adam dans une voiture qui les emmenait à Portsmouth.

Tandis que les chevaux fumants piaffaient au soleil, Catherine s’était accrochée à lui, explorant son visage, le caressant avec une tendresse qui s’était transformée en dépit lorsque Allday leur avait dit que le canot les attendait dans la darse.

Il lui avait demandé de rester près de la voiture, mais elle l’avait suivi jusqu’à l’escalier de bois, où tant d’officiers de marine avaient fait leurs adieux à la terre. Des badauds avaient fait cercle, intéressés par les vaisseaux et les officiers qui embarquaient à leur bord.

Bolitho avait remarqué qu’il n’y avait là que très peu d’hommes en âge de servir. Si l’on n’avait pas assez de tripes pour se battre, il aurait fallu être stupide pour risquer de tomber dans les filets des détachements de presse.

Les spectateurs avaient poussé des vivats et certains avaient même reconnu Bolitho, comme il se devait.

L’un d’eux avait crié : « Bonne chance, Dick Égalité, et bonne chance aussi à ta dame ! »

Il s’était tourné vers elle et avait vu quelques larmes. C’était la première fois. Elle lui avait murmuré : « Tu entends ? Moi aussi ! »

Tandis que le canot, après avoir poussé, se dégageait des marches, Bolitho s’était retourné, mais elle avait disparu. Et pourtant, alors qu’ils bouchonnaient dans le clapot du Soient où La Luciole déhalait sur son câble, il avait le sentiment qu’elle était toujours là. Elle allait le regarder jusqu’à la dernière seconde. Il lui avait écrit pour le lui demander, juste cela, en lui redisant ce que son amour signifiait pour lui.

Il se souvenait de ce que Belinda lui avait dit de leur liaison. Allday parlait de Catherine comme d’une vraie femme de marin, y a pas erreur. Dans sa bouche, c’était le plus grand compliment que l’on pût imaginer.

Tandis que la frégate Tybalt et la corvette Phèdre donnaient la chasse à tout caboteur ou navire marchand assez fou pour tomber à portée de leurs canons puis en interrogeaient l’équipage, Bolitho et Keen étudiaient les rapports peu fournis qu’ils avaient en leur possession. Et jour après jour, ils s’enfonçaient plus profondément en Méditerranée.

On disait Nelson toujours dans l’Atlantique, où il aurait fait sa jonction avec son adjoint et ami, le vice-amiral Collingwood. Nelson avait probablement jugé que l’ennemi essayait de diviser les escadres britanniques en utilisant quelques ruses, en effectuant des sorties éclairs à partir des ports encore libres. Une fois qu’il y serait parvenu, Napoléon lancerait son invasion à travers la Manche.

Comme Yovell le lui avait doucement suggéré : « Dans ce cas, sir Richard, vous êtes l’officier le plus ancien en Méditerranée. »

Bolitho ne s’était guère arrêté à cette idée. Mais si c’était vrai, cela signifiait pour lui quelque chose de bien précis. Lorsque l’ennemi surgirait, il n’aurait à demander à personne ce qu’il devait faire. Cela rendait encore plus lourd le poids du commandement.

Un matin, alors qu’il faisait sa promenade sur la dunette, il vit le lieutenant de vaisseau Parris qui s’avançait sur un passavant, un bras bandé plaqué contre la poitrine. Son pas était hésitant, il essayait de composer avec les creux et les crêtes de la houle. Il donnait le sentiment de s’être encore davantage réfugié à l’intérieur de lui-même depuis ce jour où Haven l’avait agressé pour le tuer. Keen lui avait dit qu’il était très heureux de l’avoir pour second, mais il ne le connaissait pas, et ne pouvait donc faire aucune comparaison.

Parris s’avança lentement sur la dunette du bord sous le vent, puis s’agrippa à un étai pour observer quelques mouettes qui plongeaient et descendaient en piqué le long du bord.

Bolitho vint le rejoindre.

— Comment vous sentez-vous ?

Parris fit un effort pour se redresser, mais grimaça et marmonna une excuse.

— Les progrès sont lents, sir Richard.

Il leva les yeux pour observer les voiles bien gonflées, les silhouettes minuscules qui travaillaient au-dessus de leurs têtes.

— Je me sentirai un peu mieux lorsque je pourrai recommencer à grimper là-haut.

Bolitho l’observait, avec ce profil allongé, un profil de gitan. Homme à femmes ? Enigme ? Parris surprit son regard scrutateur et dit en hésitant :

— Je voudrais vous remercier de m’avoir permis de rester à bord, sir Richard. Pour le moment, je suis moins qu’inutile.

— C’est le capitaine de vaisseau Keen qui a arrêté la décision finale.

Parris hocha la tête, perdu dans ses souvenirs.

— Il a rendu la vie à cette vieille baille – et, avec hésitation, comme s’il voulait peser le degré de confiance entre eux : J’ai été désolé d’apprendre tous les ennuis que vous avez eus à Londres, sir Richard.

Bolitho se raidit un peu et détourna le regard vers les eaux bleues. Son œil malade larmoyait, l’air était humide.

— Nelson a un dicton, je crois, répondit-il en ayant l’impression de citer l’une des phrases favorites d’Adam : « Les mesures les plus simples sont ordinairement les plus sûres. »

Parris se retira en voyant Keen émerger de la poupe, mais il ajouta tout de même :

— Je vous souhaite beaucoup de bonheur, sir Richard. A vous deux.

Keen vint le retrouver près des filets.

— Nous serons en vue de Malte demain, pendant le quart du matin – et, jetant un coup d’œil à la silhouette imposante de leur pilote : Mr. Penhaligon me l’a assuré.

Bolitho lui sourit.

— Nous conversions, le second et moi. Un homme étrange.

— Il est assez peu convenable, je le sais, répondit Keen en riant, de plaisanter en la matière, mais j’ai connu des commandants que j’aurais volontiers abattus. L’inverse ne m’est jamais arrivé !

Allday, qui se trouvait plus bas près des chantiers, se retourna en les entendant rire. Le vieux maître d’hôtel de Keen avait été tué à bord de leur dernier vaisseau, l’Argonaute. Allday lui avait trouvé un remplaçant, mais espérait en secret qu’il choisirait son fils.

Le maître d’hôtel de Keen s’appelait Tojohns, un ancien quartier-maître gabier de misaine. Du regard il montra l’arrière et dit à Allday :

— Ce vaisseau a pris une nouvelle jeunesse depuis qu’il est monté à bord – et, regardant Allday de plus près : Ça fait une paie que tu le connais ?

— Un an ou deux, répondit Allday en souriant. I’m’a à la bonne et il fait du bien à Sir Richard, c’est ça qui compte.

Allday songeait à leur séparation, à la pointe de Portsmouth. Ces gens qui poussaient des vivats en agitant leurs coiffures, les femmes qui souriaient de toutes leurs dents. Cette fois, il fallait que ça marche. Il fronça le sourcil lorsque l’autre maître d’hôtel vint interrompre ses réflexions. Tojohns lui demanda :

— Pourquoi m’as-tu choisi ?

Allday esquissa un sourire las. Tojohns était bon marin, il savait où il devait se placer au combat. Pour ça au moins, il ne ressemblait pas à ce vieux Hogg, son prédécesseur. Le jour et la nuit. C’était ce que l’on disait de Stockdale et moi.

— Parce que tu causes trop ! lui répondit Allday.

Tojohns se mit à rire, mais se tut vite en voyant passer un aspirant qui lui jeta un coup d’œil sévère. Il avait du mal à entrer dans son nouveau rôle. Désormais, il n’aurait plus à grimper là-haut au premier coup de sifflet, plus besoin de se battre contre la toile avec ses gabiers. Il était comme Allday, il était devenu un être à l’écart de tout cela. Il était devenu quelqu’un, c’était la première fois.

— Mais je te préviens, reprit Allday, redevenu sérieux. Quoi que tu voies en bas à l’arrière, tu le gardes pour toi. Compris, matelot ?

Tojohns hocha la tête. En bas à l’arrière. Oui, il était quelqu’un.

Six coups sonnèrent à la cloche de gaillard de l’Hypérion. Le capitaine de vaisseau Valentine Keen salua Bolitho, il avait du mal à se retenir de sourire.

— Le patron pilote avait raison pour l’heure, sir Richard.

Bolitho leva sa lunette pour examiner les murailles et les batteries familières de La Valette.

— Pile à l’heure.

Pour venir de Gibraltar, la traversée avait été longue : plus de huit jours pour franchir ces douze cents milles épuisants. Cela avait donné à Keen le temps d’imprimer sa marque dans tout le bord, mais avait augmenté les inquiétudes de Bolitho avant sa rencontre avec Herrick. Il commença lentement :

— Trois vaisseaux de ligne, Val, seulement trois.

Il avait reconnu le vaisseau amiral de Herrick, le Benbow, presque en même temps que les vigies de tête de mât. Le Benbow qui avait été autrefois son vaisseau amiral et qui, tout comme l’Hypérion, était plein de souvenirs. Il devait en réveiller aussi chez Keen, mais d’une autre nature : c’était là qu’il s’était retrouvé face à une commission d’enquête présidée par Herrick. Sans l’intervention de Bolitho, il était perdu. Etait-ce vraiment le passé ? Il était peu probable qu’il l’oubliât jamais.

Bolitho annonça :

— Je vois la frégate par-là, elle est à l’ancre derrière le Benbow.

Il avait craint qu’on ne l’eût envoyée ailleurs. C’était La Mouette[7] ! une frégate prise aux Français au large de Toulon, alors que Bolitho était à Antigua. Un petit vaisseau de trente-six canons seulement, mais on ne fait pas la fine bouche quand on est dans le besoin. Toute frégate était bienvenue à ce stade de la guerre pour participer à ce jeu du chat et de la souris qu’affectionnaient les Français.

— Mais elle va faire grossir notre ligne de bataille à huit unités, nota Keen – et, avec un sourire : Dans le temps, nous nous sommes débrouillés avec beaucoup moins que cela.

Jenour se tenait un peu à l’écart, l’œil sur son équipe d’aspirants, dont les pavillons multicolores jonchaient le pont dans un apparent désordre.

Bolitho passa de l’autre bord pour observer la manœuvre. Le Tenace de Thynne, qui suivait dans les eaux, envoyait de la toile pour essayer de se maintenir derrière l’amiral.

Il imaginait Herrick à bord de son Benbow, peut-être regardait-il les cinq grosses unités de l’escadre progresser lourdement vers le mouillage. Il faisait très chaud, Bolitho avait surpris plusieurs éclats de lumière, les nombreuses lunettes braquées sur eux à bord des bâtiments. Herrick ressentait-il encore une certaine amertume après leur dernière rencontre ? se demandait-il. Ou bien pensait-il à leur amitié, née au combat et au cours d’une quasi-mutinerie lors d’une autre guerre, en Amérique ?

— Très bien, monsieur Jenour, ordonna-t-il, vous pouvez faire les signaux – puis, se tournant vers Keen, qu’il voyait de profil : Nous mouillerons à huit heures précises, Val, et préserverons ainsi la réputation de Mr. Penhaligon.

— Aperçu général, amiral !

On affala la volée de pavillons, les vaisseaux vinrent dans le lit du vent et jetèrent l’ancre.

— Je vais à l’arrière, annonça Bolitho, je prendrai tout de suite mon canot.

— Vous n’attendez pas que le contre-amiral vienne vous faire visite à votre bord, sir Richard ? demanda Keen.

Il avait dû deviner qu’il comptait se rendre à bord du Benbow, essentiellement pour éviter d’accueillir Herrick avec tout le protocole habituel. A leur dernière rencontre, ils étaient de chaque côté de la table, pendant la réunion de la cour. Celle-ci devait se passer d’homme à homme, dans leur intérêt à tous deux.

— De vieux amis n’ont pas besoin de se conformer aux traditions, Val.

Il espérait être plus convaincant que ce que laissait deviner le ton de sa voix.

Il essaya de chasser toutes ces pensées. Herrick était sur place depuis longtemps, il devait avoir des nouvelles de l’ennemi. Le renseignement est tout. Sans ces bribes d’informations collectées au cours de patrouilles ou de rencontres fortuites, ils restaient impuissants.

Il entendit Allday convoquer rudement l’armement du canot. Les palans grinçaient tandis que l’embarcation, bientôt suivie par d’autres, s’élevait puis passait au-dessus du passavant.

Quelques barcasses du cru s’approchaient déjà des bâtiments, remplies de marchandises bon marché destinées à appâter les marins et à les convaincre de mettre la main à la poche. Comme à Portsmouth et dans tant d’autres ports, des femmes arriveraient bientôt pour ces hommes qui ne voyaient jamais la terre. A condition que les commandants consentissent à fermer les yeux. Bolitho savait que les matelots avaient du mal à accepter cet état de fait. Les officiers allaient et venaient, dans la mesure où leur service le leur permettait, mais on ne laissait descendre à terre que les hommes de confiance et ceux qui faisaient partie des détachements de presse. Un mois au mouillage, une année à la mer, c’était miracle qu’il n’y eût pas davantage de mutineries dans la flotte.

Il songeait à Catherine, il la revoyait comme il l’avait quittée. Keen en faisait sans doute autant avec Zénoria. Les choses deviendraient cent fois pires s’ils ne devaient pas se retrouver avant la fin de la guerre, ou encore si on les renvoyait pour cause d’infirmité, comme cet unijambiste.

Il retourna dans sa chambre et ramassa quelques lettres qui avaient été déposées à bord de La Luciole au dernier moment. Destinées à Herrick. Il esquissa un sourire : comme s’il lui apportait des cadeaux.

Ozzard rôdait autour de lui, l’œil partout pour s’assurer qu’il n’oubliait rien. Cela lui rappela la mine qu’avait faite Catherine lorsqu’il lui avait rendu l’éventail nettoyé par Ozzard. Elle lui avait dit : « Garde-le, c’est tout ce que j’ai à t’offrir. Garde-le avec toi, comme cela, je serai près de toi lorsque tu en auras besoin. »

Il soupira, passa près du factionnaire et de la porte grande ouverte dans la chambre de Keen. On l’avait repeinte de frais, en blanc, pour effacer les traces du coup de feu tiré par Haven. Ledit Haven avait de la chance, Parris avait survécu. Mais avait-il tant de chance que cela ? Sa carrière était brisée, il n’y aurait personne pour l’accueillir s’il finissait par rentrer chez lui un jour.

Émergeant à la lumière, il aperçut la garde de fusiliers rassemblée à la coupée ainsi que les boscos avec leurs sifflets d’argent. Keen était là avec Jenour pour le saluer à son départ. Le major Adams, des fusiliers marins, leva son épée et aboya :

— Garde parée, amiral !

Keen se tourna à son tour vers Bolitho :

— Canot le long du bord, sir Richard.

Bolitho se tourna vers l’arrière, se découvrit. Des hommes, le dos nu, qui travaillaient en haut sur la vergue d’artimon, avaient baissé la tête pour le regarder, leurs jambes ballant dans le vide.

Il descendit à la hâte dans son canot. Les souvenirs attendraient.

 

Le contre-amiral Thomas Herrick, les mains dans le dos, observait les bâtiments en train de mouiller. Le vent qui tombait laissait les voiles presque flasques. La fumée des canons de salut dérivait lentement vers la terre. Herrick se raidit un peu en voyant un canot vert que l’on mettait à l’eau à bord de l’Hypérion, alors que le pavillon de beaupré venait à peine d’être envoyé.

Le capitaine de vaisseau Hector Gossage lui fit remarquer :

— On dirait que le vice-amiral vient nous voir, amiral.

Herrick se contenta de grommeler. Que de têtes nouvelles sur son bâtiment ! Et un capitaine de pavillon qui n’était à bord que depuis quelques mois. Dewar, son prédécesseur, était rentré au pays pour raisons de santé et Herrick le regrettait encore.

— Préparez-vous à l’accueillir, répondit Herrick. Garde d’honneur au grand complet. Vous savez ce que vous avez à faire.

Il avait besoin d’être seul, de réfléchir. Lorsqu’il avait reçu de nouveaux ordres en provenance de l’Amirauté, sous la plume de Sir Owen Godschale, Herrick n’avait guère pensé qu’à cela. La dernière fois qu’il avait vu Bolitho, c’était en Méditerranée, sur ces lieux mêmes, lorsque le Benbow avait été sévèrement pris à partie par l’escadre de Jobert. La bataille les avait réunis une nouvelle fois, comme des amis qui se resserrent pour livrer un combat sans pitié. Mais plus tard, alors que Bolitho mettait à la voile pour l’Angleterre, Herrick avait eu amplement le temps de réfléchir à ce qui s’était passé devant la commission d’enquête, lorsqu’il les avait insultés en apprenant la mort d’Inch. Herrick pensait toujours que la colère de ce Bolitho blessé était bien dirigée contre lui, non contre cette cour anonyme.

Il songeait à la lettre personnelle de Godschale qui accompagnait ses ordres modifiés. Herrick avait déjà entendu parler de la liaison entre Bolitho et celle qu’il avait connue sous le nom de Catherine Pareja. Cette femme l’avait toujours mis mal à l’aise, hors de ses lignes d’eau. Une femme insolente, sans la moindre réserve. A ses yeux, elle manquait de modestie et d’humilité. Il songea soudain à sa chère et aimante Dulcie qui habitait leur nouvelle maison du Kent. Elle était exactement à l’opposé.

Comme Dulcie avait su se montrer courageuse lorsqu’elle avait appris qu’elle ne pourrait jamais avoir d’enfant ! Elle s’était contentée de lui dire : « Si seulement nous nous étions rencontrés plus tôt, Thomas ! Peut-être vous aurais-je donné un beau garçon qui aurait suivi vos traces dans la marine. »

Il revoyait la vie que menait Bolitho à Falmouth, la vieille demeure grise où il avait été reçu lorsque Bolitho commandait la Phalarope, à l’époque où il était devenu son second. Cela paraissait une éternité.

Herrick avait toujours été un homme d’une solide constitution, mais il s’était beaucoup épaissi depuis qu’il avait épousé Dulcie et avait atteint le grade inespéré de contre-amiral. Il était depuis si longtemps dans ces parages que sa bonne grosse figure ronde et franche avait pris la couleur de l’acajou. Cela faisait davantage ressortir ses yeux bleu clair et rendait plus visibles quelques mèches de cheveux gris.

Que pouvait bien penser Richard Bolitho de tout cela ? Il avait une femme ravissante ainsi qu’une fille, dignes l’une et l’autre de faire sa fierté. Tout officier pouvait envier ses états de service, les combats qu’il avait remportés en payant de sa personne, mais sans jamais oublier de préserver ses hommes. Ses marins l’appelaient Dick Egalité, surnom qui avait été repris par les gazettes. Pourtant, certains commençaient à raconter une histoire légèrement différente, celle d’un amiral qui se souciait davantage d’une femme que de sa propre réputation. Godschale avait joliment enrobé la chose dans sa missive : « Je sais que vous êtes vieux amis, mais vous trouverez peut-être difficile de servir sous ses ordres alors que vous espériez, à juste raison, être relevé. »

Avec sa façon de ne rien dire, Godschale avait tout dit. Avertissement ? Menace ? Les deux points de vue se défendaient.

Il entendit les fusiliers qui arrivaient à la coupée et leur officier qui hurlait ses ordres à la garde. Le commandant Gossage vint le rejoindre et fit observer, en regardant l’alignement des vaisseaux à l’ancre :

— Ils ont fière allure, amiral.

Herrick hocha la tête. Ses propres bâtiments avaient grand besoin d’être relevés, au moins pour bénéficier d’un carénage sommaire et refaire les pleins. Il n’avait pu libérer qu’un seul bâtiment à la fois pour faire de l’eau ou des vivres. Et ses derniers ordres qui le plaçaient sous la marque de Bolitho n’avaient fait naître chez tous que surprise ou rancœur. Gossage continuait :

— J’ai servi avec Edmund Haven, voilà quelques années, amiral.

— Haven ?

— Herrick fouillait dans sa mémoire. Ah ! le capitaine de pavillon de Bolitho.

Gossage approuva d’un signe de tête et continua.

— Un triste personnage, à mon avis. S’il a eu l’Hypérion, c’est parce qu’il ne valait guère mieux qu’un ponton.

Herrick rentra le menton dans sa cravate.

— Je ne crois pas que Sir Richard aimerait vous entendre parler de la sorte. Il ne partagerait certainement pas votre point de vue.

— Le canot pousse, commandant ! signala l’officier de quart.

— Très bien. Faites armer la coupée.

Dans sa dernière lettre, Dulcie ne parlait guère de Belinda. Elles avaient été en relation, mais il était probable que les confidences éventuelles resteraient secrètes. Il eut un sourire triste. Même à lui…

Il songeait aussi à la jeune fille que Bolitho avait aimée et qu’il avait épousée, Cheney Seton. Herrick assistait à la noce. Quelle terrible mission lorsqu’il lui avait fallu porter à Bolitho, qui était en mer, la nouvelle de sa mort tragique. Il savait bien que Belinda n’était pas comme elle. Mais Bolitho avait paru apaisé, surtout depuis qu’il avait eu une fille. Herrick essayait de voir les choses en face. Cela n’avait aucun rapport avec le fait brutal que Dulcie avait passé l’âge de lui donner des enfants. Mais il savait bien qu’au moment où il le pensait il se mentait à lui-même. Il entendait presque la comparaison : pourquoi eux et pas nous ?

Et à présent, il y avait Catherine. Les rumeurs dépassaient toujours les bornes. Comme l’aventure extravagante de Nelson. Plus tard, Nelson la regretterait. Le jour où il quitterait son sabre pour la dernière fois, beaucoup de ses vieux ennemis s’empresseraient d’oublier ses triomphes et son mérite. Issu d’une famille pauvre, Herrick savait combien il est difficile de surmonter l’antipathie d’un supérieur, sans parler d’hostilité ouverte. Bolitho lui avait épargné cet obstacle et lui avait donné une chance que, sans lui, il n’aurait jamais connue. Voilà qui était indéniable. Et pourtant…

Gossage ajustait sa coiffure.

— Le canot arrive, amiral.

Quelqu’un cria :

— Dégagez le pont supérieur !

Il n’aurait pas été convenable d’accueillir Bolitho au milieu d’un pont et d’un gaillard remplis de spectateurs. Mais ces hommes étaient tous les mêmes, et les fumets alléchants qui s’échappaient par la cheminée de la cambuse n’y faisaient rien.

Herrick pressa un peu la main sur son sabre et le serra contre lui. De vieux amis. Pas de plus proches qu’eux deux. Comment les choses avaient-elles pu évoluer ainsi ?

Les sifflets lancèrent leurs trilles et les fifres des fusiliers attaquèrent Cœur de chêne, tandis que les membres de la garde faisaient claquer leurs mousquets au présentez-armes dans un nuage de poudre à briquer. Bolitho, dont la silhouette se détachait sur le bleu de la mer, se découvrit.

Il n’a pas changé, songea Herrick. A ce qu’il pouvait voir, il n’avait pas un cheveu gris, alors qu’il était son aîné d’un an.

Bolitho salua la garde d’un signe de tête :

— Une garde de belle allure, félicita-t-il le major.

Puis il s’avança vers Herrick et lui tendit la main. Herrick la serra, conscient de l’importance que ce moment revêtait pour lui, et peut-être aussi pour Bolitho.

— Bienvenue à bord, sir Richard.

Bolitho lui fit un grand sourire ; ses dents éclatantes tranchaient sur son visage bronzé.

— Cela me fait plaisir de vous voir, Thomas. Même si je crains que vous n’appréciiez guère ce changement de programme.

Ils se dirigèrent ensemble vers la grand-chambre tandis que l’on faisait rompre la garde. Allday déplaça le canot pour aller s’abriter confortablement sous l’ombre géante du Benbow.

La chambre paraissait fraîche pour qui arrivait de la dunette et Herrick regarda Bolitho s’asseoir près des fenêtres de poupe. Il observait les alentours comme pour se remémorer cet endroit qu’il avait connu jadis. Son propre vaisseau amiral. Mais bien d’autres choses avaient changé, leur dernière bataille était là pour le prouver.

Un domestique apporta du vin et Bolitho dit :

— Apparemment, Notre Grand Nel est toujours dans l’Atlantique.

Herrick avait vidé son verre sans s’en rendre compte.

— C’est ce qu’on dit. J’ai entendu dire également qu’il pourrait regagner l’Angleterre et rentrer sa marque, puisqu’il semble peu probable que les Français tentent une action en force. En tout cas, pas cette année.

— Et quel est votre avis à vous ? lui demanda Bolitho en contemplant son verre.

Herrick était sur des charbons ardents, plus qu’il n’aurait cru. Bolitho continua :

— Il est bien sûr possible que l’ennemi passe Gibraltar dans l’autre sens et retourne à Toulon.

— Dans ce cas, répondit Herrick en fronçant le sourcil, nous les aurons. Ils seront coincés entre le gros de la flotte et nous.

— Mais supposez que Villeneuve décide de s’échapper dans une autre direction ? Le temps que Leurs Seigneuries nous avertissent, il sera en train de remonter la Manche pendant que nous resterons là à battre la semelle, dans l’ignorance de ce qui se passe.

— Je continue à envoyer des patrouilles… commença Herrick, qui devenait nerveux.

— Je le sais bien. Je vois qu’il vous manque des bâtiments.

Herrick en était tout ébahi.

— L’Absolu, oui. Je l’ai renvoyé à Gibraltar. Il est pourri au point que je serais incapable de dire comment il flotte encore. C’est de ma responsabilité, expliqua-t-il, semblant se raidir de plus en plus. Je ne savais pas à quelle date vous prendriez le commandement.

— Calmez-vous, Thomas, lui répondit Bolitho en souriant. Ce n’était pas une critique. J’aurais pu agir de même.

Herrick baissa les yeux. J’aurais pu. Il répondit :

— Je serais heureux de connaître vos intentions.

— Tout de suite, Thomas. Peut-être pourrions-nous souper ensemble ?

Lorsqu’il releva la tête, Herrick vit ces grands yeux gris qui le regardaient. Etait-ce une prière ?

— Très volontiers, répondit-il – et, marquant quelque hésitation : Vous pourrez vous faire accompagner du commandant Haven si cela vous convient, mais je comprends…

Bolitho le regardait toujours. Naturellement. Il ne savait pas encore.

— Haven a été mis en état d’arrestation, Thomas. A ce propos, je suppose qu’il passera en jugement pour tentative d’assassinat contre son second.

Il faillit sourire en voyant l’air étonné de Herrick. Ce récit lui paraissait sans doute insensé. Il ajouta :

— Haven s’était mis en tête que son second et sa femme avaient une histoire. Elle a donné naissance à un enfant. Il se trompait, comme la suite l’a montré. Mais le mal était fait.

Herrick reprit du vin et en renversa un peu sur la table sans y prêter attention.

— Je dois vous parler franchement, sir Richard.

Bolitho le regardait, l’air grave.

— Pas de différence de grade ou autre entre nous, Thomas. Sauf si vous avez besoin d’une barricade pour dire ce que vous avez à me dire ?

— Cette femme ! s’exclama Herrick. Que peut-elle bien représenter pour vous, si ce n’est…

— Vous et moi sommes amis, Thomas, le coupa calmement Bolitho. Faites en sorte que nous le restions.

Il détourna les yeux, il imaginait Catherine dans l’ombre.

— Je suis amoureux d’elle. Est-ce si difficile à comprendre ? – il s’efforçait de ravaler son amertume. Comment réagiriez-vous, Thomas, si quelqu’un parlait fie votre Dulcie comme de cette femme, hein ?

Herrick empoigna les bras de son fauteuil.

— Bon sang, Richard, pourquoi déformez-vous la vérité ? Vous savez, vous devriez savoir ce que tout le monde raconte, qu’elle vous rend bête, que vous avez jeté femme et enfant par-dessus bord, si bien que vous allez faire votre perte et celle de ceux qui se soucient de vous !

Bolitho revit en un éclair la grande demeure de Londres.

— Je n’ai jeté personne par-dessus bord. J’ai trouvé quelqu’un que je puis aimer. La raison n’a rien à voir là-dedans.

Il se leva et s’approcha des fenêtres.

— Vous devez savoir que je n’agis jamais à la légère dans ce genre d’affaire – et avec une brusque volte-face : Et vous me jugez, vous aussi ? Qui êtes-vous donc, Seigneur…

Ils se faisaient face, comme des ennemis. Bolitho reprit :

— J’ai besoin d’elle et je prie le ciel qu’elle ait toujours besoin de moi. Maintenant, point final, mon vieux !

Herrick prit plusieurs grandes inspirations et refit le plein des verres.

— Je ne pourrai jamais être d’accord, riposta-t-il en fixant Bolitho de ses grands yeux bleus, tels que celui-ci les avait perpétuellement en mémoire, mais je ne permettrai pas que cela m’empêche de faire mon devoir.

Bolitho retourna s’asseoir.

— Votre devoir, Thomas ? Ne me parlez pas de devoir, j’en ai un plein sac d’avance.

Il commençait à remettre ses pensées en ordre.

— Cette escadre combinée est sous notre responsabilité, à tous deux. Je ne mets pas en cause votre autorité et cela, vous devez le savoir. Je ne partage pas l’opinion qu’ont Leurs Seigneuries des Français, à supposer qu’ils en aient une. Pierre Villeneuve est un homme d’une grande intelligence, il n’est pas du genre à suivre à la lettre les instructions pour le combat. Et par ailleurs, il doit rester prudent car, s’il échoue dans sa mission de nettoyer la Manche en prévision de l’invasion, il passera à la guillotine.

— Des barbares… murmura Herrick.

Bolitho sourit.

— Nous devons explorer toutes les possibilités et conserver nos bâtiments regroupés, sauf pour les patrouilles. Lorsque l’heure viendra, il sera difficile de rallier Nelson et ce brave Collingwood pour aller les aider.

Il posa très lentement son verre.

— Vous savez, je ne crois pas que les Français attendront l’année prochaine. Ils ont hissé la voile. Et nous aussi, dit-il avec un coup d’œil au soleil qu’on apercevait entre les vaisseaux au mouillage.

Herrick se sentait plus à l’aise sur ce terrain, qui lui était plus familier.

— Qui est donc votre capitaine de pavillon ?

— Le capitaine de vaisseau Keen, répondit sèchement Bolitho en le regardant droit dans les yeux. Il n’y en a pas de meilleur. Enfin, pas depuis que vous avez été promu et que je ne peux plus vous avoir.

Herrick n’essayait pas de dissimuler son inquiétude.

— Ainsi, nous sommes tous dans le même bateau !

— Oui, approuva Bolitho, vous vous souvenez de Browne… Les heureux élus, il nous avait surnommés.

— Je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle, grogna Herrick.

— Eh bien, Thomas, mon vieil ami, pensez-y, nous ne sommes plus si nombreux !

Il se leva et prit sa coiffure.

— Je dois retourner à bord de l’Hypérion. Plus tard, peut-être…

Il laissa sa phrase inachevée, puis posa sur la table la liasse de lettres adressées à Herrick.

— Elles viennent d’Angleterre, Thomas. Vous aurez davantage d’« informations », j’en suis sûr.

Leurs regards se croisèrent, et Bolitho conclut précipitamment :

— Autant que vous les obteniez de moi, en qualité d’ami, plutôt que d’avoir les oreilles rebattues de je ne sais quelles médisances.

— Je ne voulais pas vous blesser, protesta Herrick. C’est pour vous que je me fais du souci.

— Nous ferons cette guerre ensemble, Thomas, répondit Bolitho en haussant les épaules. Je crois que cela suffira à nous occuper.

Ils attendirent côte à côte à la coupée qu’Allday eût manœuvré le canot pour le ramener le long du bord. Allday n’avait jamais été pris de court jusqu’ici, il ne devait pas décolérer. Comme tout le monde, il avait cru qu’il resterait plus longtemps en compagnie de son vieil ami.

Bolitho se dirigea vers la porte de coupée, la garde mit ses mousquets au présentez-amies. Les baïonnettes brillaient comme des lames de glace. Il se prit le pied dans un anneau de pont et serait tombé si un officier ne lui avait pas tendu le bras pour l’assister.

— Merci, monsieur !

Il remarqua la soudaine inquiétude de Herrick, cependant que le major tanguait à côté de la garde sans pour autant laisser l’épée qu’il tenait dans sa main gantée quitter la position verticale.

— Vous vous sentez bien, sir Richard ? s’exclama Herrick.

Bolitho se concentrait sur le bâtiment le plus proche. Il grinça des dents en sentant cette brume lui recouvrir l’œil. Il s’en était fallu de peu. Cette visite avait laissé chez lui une telle émotion, un tel sentiment de déception, qu’il avait baissé sa garde. C’était comme à l’escrime, il suffisait d’une seconde.

— Oui, ça va, je vous remercie. Cela ne se reproduira plus, lui promit-il en le regardant droit dans les yeux.

Quelques marins étaient montés dans les enfléchures et poussèrent des vivats lorsque le canot, après s’être dégagé de l’ombre, arriva en pleine lumière. Allday, qui manœuvrait la barre, jeta un bref coup d’œil aux épaules carrées de Bolitho, à ce ruban si familier qui retenait ses cheveux noirs par-dessus le col. Allday ne le connaissait pas autrement.

Il écoutait les cris de joie, qui furent repris par un autre soixante-quatorze un peu plus loin. Quelle bande d’imbéciles ! se disait-il rageusement. Que savaient-ils exactement ? Ils n’avaient jamais rien vu, ils en connaissaient encore moins.

Mais lui avait observé, il avait senti de son canot ce qui se passait. Deux amis qui n’avaient rien à se dire, rien pour combler le fossé qui s’était creusé entre eux comme des douves autour d’une forteresse.

Il repéra un nageur qui regardait Bolitho au lieu de se concentrer sur sa pelle et le fixa jusqu’à le faire pâlir. Allday se jura qu’il ne se fierait plus jamais à quiconque sur sa bonne mine. Qui n’est pas avec moi est contre moi, voilà comment on juge un homme.

Bolitho se retourna soudain et abrita ses yeux pour le regarder.

— Tout va bien, Allday – il sentit que ses mots portaient. Allez, calmez-vous.

Allday en oublia les nageurs qui le regardaient et arbora un timide sourire. Même le dos tourné, Bolitho lisait dans ses pensées.

— Non, sir Richard, lui dit Allday, je me repassais des souvenirs.

— Je sais. Mais pour l’instant, ça déborde, je ne peux pas en parler.

Le canot vint mourir sur son erre jusque sous le grand porte-haubans et Bolitho leva la tête pour regarder la garde. Il hésitait.

— Je me dis parfois que nous entretenons de trop grand espoirs, mon vieil ami.

Puis il disparut, et un concert de sifflets annonça son arrivée sur le pont.

Allday secoua la tête en marmonnant :

— Je l’ai encore jamais vu comme ça.

— Quoi donc, bosco ?

Allday fit volte-face, des éclairs dans les yeux.

— Hé toi, là-bas ! Surveille un peu ton aviron à l’avenir, ou je t’arrache la peau !

Oubliant l’armement, il resta les yeux fixés sur la muraille qui s’élevait devant lui. Vue ainsi d’aussi près, on distinguait les balafres laissées par les combats sur la peinture noire impeccable.

Il est comme nous autres, songeait-il, soudainement troublé. Il attend le dernier combat. Et quand ce jour-là arrive, on a besoin de tous les amis qu’on peut trouver.

 

A l'honneur ce jour-là
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